L’émergence du cadre juridique pour une sobriété carbone urbaine

Face à l’urgence climatique, les villes se positionnent comme des acteurs majeurs de la transition écologique. La sobriété carbone urbaine représente un défi considérable nécessitant un encadrement juridique adapté et évolutif. Entre obligations internationales, directives européennes et législations nationales, un arsenal juridique se construit progressivement pour accompagner les territoires urbains vers la neutralité carbone. Ce cadre normatif, encore fragmenté, articule contraintes réglementaires et incitations économiques pour transformer les modèles urbains traditionnels. Analysons comment le droit structure cette transition et quels sont les leviers juridiques à disposition des collectivités territoriales pour concrétiser leurs ambitions climatiques.

Fondements juridiques internationaux et européens de la sobriété carbone

Les engagements internationaux constituent le socle initial de l’encadrement juridique de la sobriété carbone urbaine. La Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) adoptée en 1992 a posé les bases d’une coopération mondiale pour limiter le réchauffement climatique. Le Protocole de Kyoto (1997) a ensuite introduit des objectifs contraignants de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour les pays développés. Mais c’est véritablement l’Accord de Paris de 2015 qui a marqué un tournant décisif en fixant l’objectif de maintenir le réchauffement climatique bien en-dessous de 2°C par rapport aux niveaux préindustriels.

Au niveau européen, le Pacte vert pour l’Europe (Green Deal) lancé en 2019 structure l’ambition climatique communautaire avec un objectif de neutralité carbone d’ici 2050. Ce cadre stratégique s’est concrétisé par l’adoption du paquet législatif « Fit for 55 » en 2021, visant à réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55% d’ici 2030. Plusieurs directives européennes impactent directement la gouvernance carbone des villes, notamment :

  • La Directive sur l’efficacité énergétique des bâtiments (2010/31/UE, révisée en 2018 et 2023)
  • La Directive relative aux énergies renouvelables (2018/2001/UE)
  • Le Règlement sur la gouvernance de l’Union de l’énergie (2018/1999)
  • La Directive sur la qualité de l’air (2008/50/CE)

Ces textes européens créent un maillage juridique contraignant pour les États membres qui doivent les transposer dans leur droit national. Le Règlement européen sur la loi climat (2021/1119) adopté en juin 2021 consacre juridiquement l’objectif de neutralité climatique et instaure un cadre pour progresser dans la réalisation des objectifs d’atténuation climatique. Il renforce le rôle des villes en reconnaissant l’importance de l’action locale dans l’atteinte des objectifs climatiques européens.

La Convention des Maires pour le Climat et l’Énergie, initiative lancée par la Commission européenne en 2008, constitue un engagement volontaire des collectivités locales à dépasser les objectifs climatiques de l’UE. Plus de 10 000 collectivités représentant plus de 325 millions d’habitants ont adhéré à cette démarche, s’engageant à réduire leurs émissions de CO2 d’au moins 40% d’ici 2030 et à adopter une approche intégrée de l’atténuation et de l’adaptation au changement climatique.

Cette architecture juridique internationale et européenne, bien qu’ambitieuse, présente néanmoins des limites dans sa mise en œuvre concrète à l’échelle urbaine. Les villes doivent naviguer dans un environnement normatif complexe, parfois contradictoire, et dont l’application effective reste tributaire des transpositions nationales et des moyens alloués localement.

Cadre juridique national de la transition bas-carbone des villes

En France, l’encadrement juridique de la sobriété carbone urbaine s’articule autour de plusieurs textes législatifs fondamentaux qui ont progressivement intégré les enjeux climatiques dans le droit positif. La Loi de Transition Énergétique pour la Croissance Verte (LTECV) de 2015 a constitué une première étape majeure en fixant l’objectif de réduction de 40% des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport à 1990, et de division par quatre à l’horizon 2050. Cette loi a introduit plusieurs outils de planification territoriaux comme les Plans Climat-Air-Énergie Territoriaux (PCAET), obligatoires pour les intercommunalités de plus de 20 000 habitants.

La Loi Énergie-Climat de 2019 a renforcé ces ambitions en inscrivant l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050 dans le code de l’énergie et en créant le Haut Conseil pour le Climat, instance indépendante chargée d’évaluer les politiques climatiques. Dans son prolongement, la Loi Climat et Résilience de 2021 a traduit une partie des propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat en mesures contraignantes, avec des implications directes pour les villes :

  • L’obligation de création de Zones à Faibles Émissions mobilité (ZFE-m) dans les agglomérations de plus de 150 000 habitants d’ici 2024
  • Le renforcement des obligations en matière de rénovation énergétique des bâtiments, avec l’interdiction progressive de location des passoires thermiques
  • L’objectif de réduction de l’artificialisation des sols avec le principe de Zéro Artificialisation Nette (ZAN) d’ici 2050
  • L’intégration obligatoire d’un volet air dans tous les PCAET

Instruments de planification territoriale

Le droit de l’urbanisme constitue un levier fondamental pour la sobriété carbone des villes. Les documents d’urbanisme comme le Schéma de Cohérence Territoriale (SCoT), le Plan Local d’Urbanisme (PLU) ou le Plan Local d’Urbanisme intercommunal (PLUi) doivent désormais intégrer des objectifs climatiques. L’article L.101-2 du code de l’urbanisme stipule que ces documents doivent viser « la lutte contre le changement climatique et l’adaptation à ce changement, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, l’économie des ressources fossiles, la maîtrise de l’énergie et la production énergétique à partir de sources renouvelables ».

Le Plan Climat-Air-Énergie Territorial (PCAET) constitue l’outil opérationnel de coordination de la transition énergétique sur le territoire. Document obligatoire pour les EPCI à fiscalité propre de plus de 20 000 habitants, il doit être compatible avec le Schéma Régional d’Aménagement, de Développement Durable et d’Égalité des Territoires (SRADDET) qui fixe les objectifs régionaux en matière de maîtrise de l’énergie et de développement des énergies renouvelables.

La Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC), instituée par la LTECV et révisée en 2020, définit la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre jusqu’à 2050. Elle fixe des budgets carbone par périodes de cinq ans et constitue la feuille de route nationale pour lutter contre le changement climatique. Les collectivités territoriales doivent prendre en compte ses orientations dans leurs documents de planification.

Malgré cette architecture juridique ambitieuse, des obstacles persistent dans sa mise en œuvre effective. Le manque de moyens financiers et techniques des collectivités, la complexité des procédures, et parfois le chevauchement des compétences entre différents échelons territoriaux freinent l’opérationnalisation des objectifs de sobriété carbone. La jurisprudence récente, notamment l’affaire « Grande-Synthe » où le Conseil d’État a reconnu l’obligation pour l’État de respecter ses engagements climatiques, pourrait toutefois renforcer la justiciabilité des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Mécanismes juridiques de régulation des émissions urbaines

Les villes disposent d’un arsenal juridique diversifié pour réguler leurs émissions carbone, combinant instruments contraignants et incitatifs. La réglementation du secteur des transports, responsable d’environ 30% des émissions de gaz à effet de serre en France, constitue un levier prioritaire. Les Zones à Faibles Émissions mobilité (ZFE-m) permettent aux collectivités de restreindre la circulation des véhicules les plus polluants sur leur territoire. Leur cadre juridique, renforcé par la Loi d’Orientation des Mobilités (LOM) de 2019 et la Loi Climat et Résilience, impose leur déploiement dans les agglomérations de plus de 150 000 habitants d’ici 2024. Ces zones s’appuient sur le système de classification Crit’Air pour différencier les véhicules selon leur niveau d’émissions.

Les Plans de Mobilité (PDM), anciennement Plans de Déplacements Urbains (PDU), obligatoires dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants, constituent un autre outil de régulation. Ils doivent fixer des objectifs de diminution du trafic automobile et de développement des transports collectifs et des mobilités actives. La LOM a renforcé leur volet environnemental en exigeant qu’ils intègrent un plan d’action pour atteindre une neutralité carbone des mobilités d’ici 2050.

Dans le secteur du bâtiment, qui représente environ 25% des émissions nationales, la réglementation thermique constitue un levier majeur. La Réglementation Environnementale 2020 (RE2020), entrée en vigueur en 2022, remplace la RT2012 et introduit des exigences renforcées pour les constructions neuves. Elle impose une approche en analyse du cycle de vie qui prend en compte l’empreinte carbone des matériaux de construction et fixe des seuils maximaux d’émissions de gaz à effet de serre. Les collectivités peuvent renforcer ces exigences dans leurs documents d’urbanisme pour certains secteurs, notamment via les Orientations d’Aménagement et de Programmation (OAP) des PLU.

Pour le parc existant, le Décret Tertiaire (ou Décret Éco Énergie Tertiaire) impose une réduction progressive de la consommation énergétique des bâtiments tertiaires : -40% en 2030, -50% en 2040 et -60% en 2050 par rapport à 2010. Les collectivités sont doublement concernées, comme propriétaires de leur patrimoine bâti et comme autorités chargées de faire respecter ces obligations sur leur territoire.

Instruments économiques et fiscaux

Les mécanismes économiques et fiscaux complètent le dispositif réglementaire. La taxe carbone, composante de la Taxe Intérieure de Consommation sur les Produits Énergétiques (TICPE), constitue un signal-prix visant à internaliser le coût environnemental des émissions de CO2. Son augmentation progressive a toutefois été gelée suite au mouvement des gilets jaunes, illustrant les tensions sociales que peut générer la fiscalité environnementale.

Les collectivités peuvent mobiliser des outils fiscaux incitatifs comme la modulation de la taxe d’aménagement pour favoriser les constructions écologiques ou l’exonération partielle de taxe foncière pour les bâtiments économes en énergie. Elles peuvent instituer des taxes locales spécifiques comme la taxe sur les surfaces commerciales (TASCOM) modulée selon l’accessibilité en transports en commun.

Le Fonds Chaleur géré par l’ADEME, le Fonds Vert pour la transition écologique des territoires créé en 2023, ou les Certificats d’Économies d’Énergie (CEE) constituent des dispositifs de soutien financier aux projets de transition énergétique des collectivités. Les contrats de performance énergétique (CPE) permettent quant à eux de financer des travaux de rénovation par les économies d’énergie générées.

L’efficacité de ces mécanismes juridiques de régulation dépend largement de leur acceptabilité sociale et de la capacité des collectivités à les mettre en œuvre de façon coordonnée. Les récentes contestations autour du déploiement des ZFE-m illustrent la nécessité d’accompagner ces mesures contraignantes par des dispositifs d’aide aux ménages et aux entreprises les plus vulnérables. La jurisprudence administrative tend à valider ces mesures restrictives lorsqu’elles sont proportionnées et justifiées par des objectifs de santé publique et de protection de l’environnement.

Gouvernance juridique de la transition bas-carbone à l’échelle locale

La gouvernance juridique de la transition bas-carbone urbaine s’inscrit dans un cadre institutionnel complexe où s’entrecroisent différents échelons de compétences. Le principe de libre administration des collectivités territoriales, inscrit à l’article 72 de la Constitution, leur confère une certaine autonomie dans la mise en œuvre des politiques climatiques. Toutefois, cette autonomie s’exerce dans le respect des lois nationales et des engagements internationaux de la France.

La répartition des compétences entre les différents échelons territoriaux structure la gouvernance climatique locale. Les régions jouent un rôle stratégique à travers l’élaboration du SRADDET qui fixe les objectifs régionaux en matière de maîtrise de l’énergie et de développement des énergies renouvelables. Les intercommunalités disposent de compétences opérationnelles majeures en matière d’urbanisme, de mobilité, de gestion des déchets et d’habitat, ce qui en fait des acteurs centraux de la transition bas-carbone. Les communes conservent des prérogatives importantes, notamment le pouvoir de police du maire qui peut être mobilisé pour des actions en faveur de la qualité de l’air.

Cette répartition des compétences peut générer des tensions et des incohérences. Le principe de non-tutelle d’une collectivité sur une autre complexifie la coordination des actions. Pour surmonter ces difficultés, des dispositifs juridiques de coopération ont été développés :

  • Les contrats de transition écologique (CTE) permettent d’engager les acteurs publics et privés d’un territoire dans une démarche partenariale
  • Les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) favorisent les collaborations entre acteurs de l’économie sociale et solidaire, entreprises et collectivités
  • Les sociétés publiques locales (SPL) ou les sociétés d’économie mixte (SEM) facilitent la mise en œuvre de projets énergétiques territoriaux

Participation citoyenne et démocratie environnementale

La participation des citoyens aux décisions environnementales, consacrée par la Convention d’Aarhus et l’article 7 de la Charte de l’environnement, constitue un pilier de la gouvernance climatique locale. Plusieurs dispositifs juridiques formalisent cette participation :

Le débat public, organisé par la Commission nationale du débat public (CNDP) pour les grandes opérations d’aménagement, permet d’associer les citoyens en amont des projets. L’enquête publique constitue une procédure obligatoire pour de nombreux documents de planification (PLU, PCAET) et projets d’aménagement. Les budgets participatifs, sans cadre juridique national spécifique mais adoptés par de nombreuses collectivités, permettent aux citoyens de proposer et de sélectionner des projets, dont certains concernent la transition écologique.

Des innovations juridiques récentes renforcent cette dimension participative. La Convention Citoyenne pour le Climat, bien que non prévue par les textes, a inspiré des démarches similaires à l’échelle locale. La Loi Climat et Résilience a institué un comité de suivi impliquant des citoyens tirés au sort pour évaluer l’application des mesures. Certaines collectivités expérimentent des dispositifs comme les assemblées citoyennes du climat ou les jurys citoyens.

L’accès à la justice environnementale constitue un autre volet de la gouvernance climatique. La jurisprudence récente, notamment l’Affaire du Siècle où l’État français a été condamné pour « carences fautives » dans la lutte contre le changement climatique, ouvre des perspectives nouvelles. À l’échelle locale, des recours contre des plans ou projets insuffisamment ambitieux en matière climatique se multiplient, comme l’illustre le contentieux autour du Plan Climat de la Métropole de Lyon en 2022.

Cette gouvernance partagée se heurte néanmoins à plusieurs obstacles : l’expertise technique requise pour appréhender les enjeux climatiques, les contraintes temporelles des mandats électoraux face à des transitions de long terme, et parfois le manque de moyens humains et financiers des collectivités. La création d’instances comme les agences locales de l’énergie et du climat (ALEC) ou les observatoires territoriaux du climat vise à renforcer les capacités d’action des collectivités face à ces défis.

Perspectives d’évolution du cadre juridique pour une ville neutre en carbone

L’encadrement juridique de la sobriété carbone urbaine se trouve à un point d’inflexion. Plusieurs tendances émergentes laissent entrevoir les contours d’un cadre normatif renforcé dans les années à venir. La constitutionnalisation des enjeux climatiques constitue une première évolution majeure. Le projet de loi constitutionnelle visant à inscrire la protection de l’environnement et la lutte contre le dérèglement climatique à l’article 1er de la Constitution, bien qu’actuellement en suspens, témoigne de cette ambition. Une telle réforme renforcerait considérablement la valeur juridique des objectifs climatiques et pourrait faciliter le contrôle de constitutionnalité des lois insuffisamment protectrices du climat.

À l’échelle européenne, le Pacte vert pour l’Europe continue de se déployer avec de nouvelles directives en préparation. La proposition de Directive sur la performance énergétique des bâtiments (DPEB) prévoit des objectifs renforcés de rénovation et l’obligation pour tous les nouveaux bâtiments d’être à zéro émission à partir de 2030. La révision du Règlement sur le partage de l’effort (ESR) fixe des objectifs nationaux contraignants de réduction des émissions dans les secteurs non couverts par le système d’échange de quotas d’émission, avec des implications directes pour les politiques urbaines.

Au niveau national, plusieurs évolutions législatives sont envisageables. Un renforcement de la Loi Climat et Résilience pourrait intervenir suite aux évaluations du Haut Conseil pour le Climat qui souligne l’insuffisance des mesures actuelles pour atteindre les objectifs de la Stratégie Nationale Bas-Carbone. La généralisation des budgets carbone territoriaux, actuellement expérimentés par certaines collectivités pionnières, pourrait devenir obligatoire, créant ainsi un outil de pilotage standardisé pour les politiques climatiques locales.

Innovations juridiques pour la ville post-carbone

De nouvelles approches juridiques émergent pour accélérer la transition vers des villes neutres en carbone. Le concept de droits de la nature, déjà reconnu dans certains pays comme l’Équateur ou la Nouvelle-Zélande, pourrait progressivement influencer le droit français. Des collectivités comme la commune de Puy-Saint-André ont adopté des délibérations reconnaissant des droits à des entités naturelles de leur territoire, ouvrant la voie à une protection juridique renforcée des écosystèmes urbains.

Les contrats de transition écologique pourraient évoluer vers des formules plus contraignantes, avec des objectifs chiffrés de réduction des émissions et des mécanismes de sanction en cas de non-respect des engagements. Le développement d’une comptabilité carbone normalisée pour les collectivités territoriales, rendant obligatoire la publication annuelle d’un bilan des émissions directes et indirectes, renforcerait la transparence et la comparabilité des actions locales.

Le droit à l’expérimentation, consacré par l’article 72 de la Constitution et renforcé par la loi organique du 19 avril 2021, offre aux collectivités la possibilité de déroger aux dispositions législatives ou réglementaires pour tester des solutions innovantes. Ce cadre pourrait être davantage mobilisé pour des expérimentations climatiques ambitieuses, comme des péages urbains climat, des obligations de rénovation énergétique plus strictes que le cadre national, ou des restrictions de publicité pour les produits à forte empreinte carbone.

L’émergence d’un droit au climat stable, reconnu par certaines juridictions internationales comme un droit fondamental, pourrait renforcer les obligations des autorités publiques, y compris locales. La multiplication des contentieux climatiques contre des collectivités territoriales pourrait accélérer l’adoption de politiques plus ambitieuses, par crainte de condamnations judiciaires. Le développement de la responsabilité climatique des élus locaux, encore embryonnaire, constitue une autre évolution possible du cadre juridique.

Ces perspectives d’évolution soulèvent néanmoins des questions fondamentales sur l’articulation entre impératif écologique et libertés individuelles, entre planification climatique et économie de marché, entre contrainte réglementaire et adhésion citoyenne. La construction d’un cadre juridique équilibré, alliant efficacité environnementale et justice sociale, constitue l’un des défis majeurs de la gouvernance climatique urbaine pour les décennies à venir.

Vers un droit urbain intégré de la neutralité carbone

L’analyse du cadre juridique actuel de la sobriété carbone urbaine révèle un paysage normatif en construction, caractérisé par une sédimentation progressive de textes aux origines diverses. Pour dépasser cette fragmentation et renforcer l’efficacité des politiques climatiques locales, l’émergence d’un véritable droit urbain intégré de la neutralité carbone apparaît nécessaire.

Cette intégration juridique pourrait prendre plusieurs formes. La création d’un Code du climat rassemblant l’ensemble des dispositions législatives et réglementaires relatives à la lutte contre le changement climatique constituerait une première approche. Ce code permettrait de clarifier les obligations des différents acteurs, d’harmoniser les procédures et de renforcer la lisibilité du droit applicable. L’Allemagne a adopté une démarche similaire avec sa Loi fédérale sur la protection du climat (Bundes-Klimaschutzgesetz) qui fixe un cadre juridique unifié pour l’action climatique.

Une autre piste consisterait à renforcer la dimension climatique des codes existants, notamment le Code de l’urbanisme, le Code de la construction et de l’habitation, le Code des transports et le Code général des collectivités territoriales. Cette approche transversale permettrait d’intégrer systématiquement les considérations climatiques dans l’ensemble des politiques sectorielles, évitant ainsi les contradictions et les angles morts juridiques.

La mise en cohérence des différents documents de planification territoriale constitue un autre axe de progression. Le PCAET pourrait devenir le document intégrateur de référence, avec lequel l’ensemble des autres documents (PLU, PDM, PLH, etc.) devraient être compatibles. Cette hiérarchisation claire renforcerait la primauté des objectifs climatiques dans l’action publique locale.

Principes fondateurs d’un droit urbain bas-carbone

Ce droit urbain intégré de la neutralité carbone pourrait s’articuler autour de plusieurs principes fondateurs. Le principe de non-régression climatique, déjà présent dans le droit de l’environnement (article L.110-1 du Code de l’environnement), pourrait être renforcé et spécifiquement appliqué aux politiques urbaines. Il interdirait tout recul dans le niveau de protection du climat offert par les politiques publiques.

Le principe de solidarité climatique territoriale obligerait les collectivités à prendre en compte les impacts de leurs décisions sur les territoires voisins et sur les générations futures. Il pourrait se traduire par des mécanismes de compensation territoriale pour les collectivités supportant des contraintes particulières liées à la protection du climat.

Le principe d’évaluation climatique systématique imposerait que toute décision publique locale soit précédée d’une analyse de ses impacts potentiels sur les émissions de gaz à effet de serre. Cette évaluation ex ante, inspirée des études d’impact environnemental, permettrait d’écarter les projets incompatibles avec les trajectoires de décarbonation.

La conditionnalité climatique des financements publics constituerait un autre pilier de ce droit urbain bas-carbone. Les subventions, marchés publics et autres formes de soutien financier des collectivités seraient systématiquement soumis à des critères de performance climatique, favorisant ainsi la transition de l’économie locale.

Pour être effectif, ce cadre juridique intégré devrait s’appuyer sur des mécanismes de contrôle et de sanction renforcés. L’attribution de pouvoirs étendus aux préfets pour contrôler la compatibilité des actions locales avec les objectifs climatiques nationaux, la création d’une haute autorité indépendante du climat dotée de pouvoirs de sanction, ou le renforcement des droits d’action des associations environnementales constituent des pistes envisageables.

Les juridictions administratives joueraient un rôle central dans ce dispositif, en développant une jurisprudence climatique plus affirmée. L’évolution récente du contrôle juridictionnel, avec l’émergence d’un contrôle de proportionnalité climatique dans certaines décisions du Conseil d’État, laisse entrevoir cette possibilité. Les juges pourraient ainsi évaluer si les mesures prises par les collectivités sont suffisantes au regard de l’urgence climatique et des objectifs légaux de réduction des émissions.

Ce droit urbain de la neutralité carbone ne pourra toutefois s’imposer sans une profonde évolution des formations juridiques et des pratiques professionnelles. La création de cliniques juridiques du climat dans les universités, le développement de la recherche-action en droit climatique, et la formation continue des magistrats et des avocats aux enjeux carbone constituent des leviers complémentaires pour accompagner cette transition juridique.

Enfin, l’intégration des savoirs citoyens dans la construction de ce droit urbain bas-carbone apparaît indispensable. Les démarches de science participative, les civic tech permettant aux citoyens de suivre et d’évaluer les politiques climatiques locales, ou les budgets participatifs climat constituent autant d’innovations démocratiques à conjuguer avec les évolutions juridiques formelles.

La construction de ce droit urbain intégré de la neutralité carbone représente un chantier juridique considérable mais incontournable pour transformer nos villes et les rendre compatibles avec les limites planétaires. Elle invite à repenser profondément les rapports entre droit, territoire et climat, et à faire de la sobriété carbone non plus une option mais bien le cadre structurant de l’action publique urbaine.